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Vendredi 22 juillet – 13 h 55
Un peu en avance sur l’horaire, Franck se posa sur un banc, à l’ombre d’un micocoulier. Il suivit des yeux une jeune femme qui tenait son enfant par la main. Un petit garçon, un peu rêveur.
Il consulta à nouveau sa montre. Nerveux. Pression artérielle trop élevée. Pourtant, il n’y avait pas de quoi. Il espérait simplement qu’Hermann avait bien changé la destination de Marianne.
La silhouette du conseiller se dessina enfin à l’autre bout du square. Franck se leva pour l’accueillir, forçant un léger sourire sur ses lèvres.
Malgré les nuits de rancœur. Malgré quelque chose qui ressemblait à du dégoût. Voire même à de la haine.
— Bonjour, Franck. Comment allez-vous ?
— Bien, je vous remercie, monsieur.
Le même ton que d’habitude. Respectueux, poli, courtois. La même poignée de main, franche et ferme. Sauf qu’il était discrètement en train de frotter sa paume droite contre son pantalon. Le conseiller se remit à marcher tout de suite. Il ne supportait pas l’immobilisme. Toujours en mouvement. Sauf que là, il ne parlait pas. Comme s’il avait quelque chose en travers de la gorge.
Alors Franck prit l’initiative du dialogue.
— Je suis désolé de vous avoir demandé de changer la destination du billet, mais Marianne refusait de se rendre en Amérique du Sud. Ça vous a peut-être posé problème, mais...
— Aucun problème, Franck.
Le commissaire se sentit soulagé.
— Ça ne m’a posé aucun problème, répéta Hermann. Parce que Marianne de Gréville n’ira nulle part.
Franck se pétrifia. Son interlocuteur dut faire marche arrière pour revenir à sa hauteur.
— Monsieur le ministre a donné des instructions très précises à ce sujet.
— Je ne comprends pas, monsieur. Que voulez-vous dire ?
— Écoutez, Franck... Le ministre a changé d’avis. Il... Il refuse de prendre le moindre risque. Il ne peut se résoudre à relâcher un monstre pareil dans la nature.
Franck le fixa avec une froideur terrifiante. Il réalisa qu’il s’y attendait, inconsciemment.
Il veut que vous éliminiez la fille.
— Elle s’appelle Marianne, monsieur.
Hermann dévia son regard, histoire d’échapper quelques instants à l’emprise des yeux verts.
— Je suppose que vous souhaitez qu’elle soit abattue au grand jour ? ajouta soudain le commissaire.
Le conseiller tourna à nouveau la tête vers lui. Agréablement surpris.
— Tout à fait ! Cette fille est un danger, la société est en droit d’attendre à ce que la police l’en protège... Vous l’emmènerez donc à la gare et là, vous ferez votre boulot de flic.
— Et je deviendrai un héros ! poursuivit Franck avec un sourire féroce. Quant à monsieur le ministre, il fera un bond prodigieux dans les sondages !
Hermann sourit à son tour. Un peu dépassé par le cynisme de Franck. Surpassé, plutôt. Comme le maître par l’élève...
— Je vois que vous comprenez vite, Franck ! Vous auriez fait un excellent politicien ! Figurez-vous qu’à un moment, j’ai eu peur que vous...
— Non, monsieur. Je n’aurais pas été un bon politicien... Parce que je n’ai qu’une parole. Contrairement à vous.
Hermann encaissa l’insulte sans sourciller. Elle venait de glisser sur lui comme la goutte d’eau file sur le plastique sans jamais le pénétrer.
— je ne la tuerai pas, monsieur.
— Vous le devez, Franck... ! Il faut nous comprendre... Cette fille représente une menace pour Dumaine comme pour la population. On ne peut pas la remettre en liberté. Ce serait... criminel.
Criminel. Justement le mot qui venait à l’esprit de Franck. Il sortit son épée du fourreau. Prêt à se battre.
— Elle a frôlé la mort pour récupérer ces films. Elle a pris deux balles dans la peau, a passé vingt-quatre heures dans le coma. Mes hommes et moi avons tout fait pour la sauver... Ce n’est pas pour la tuer ! Elle a accompli sa part du contrat. Elle a désormais le droit à sa récompense.
— Je comprends vos sentiments, Franck... Mais j’ai beau eu m’efforcer de convaincre le ministre, il n’en a pas démordu. Et je crois sincèrement qu’il a raison.
— Je ne la tuerai pas, monsieur. N’insistez pas.
Le conseiller soupira. Croisa les mains dans le dos.
— Vous n’avez pas le choix, Franck. Dans cette histoire, vous êtes mouillé jusqu’au cou, vous comprenez... Vous ne pouvez pas vous opposer à Dumaine. Tout ça pour cette fille... Ce n’est qu’une meurtrière. Une folle.
— C’est une jeune femme de vingt et un ans. Qui a risqué sa vie pour sauver celle du ministre. Qui a montré un courage hors du commun.
— Franck, soyez raisonnable, je vous en prie ! Jusqu’à présent, vous avez été parfait. Ne gâchez pas tout pour elle... Vous vous êtes attaché à elle, c’est ça ?
— Je ne m’attache à personne, monsieur. Mais je n’ai qu’une parole et je croyais que c’était aussi valable pour vous. Visiblement, je me suis trompé.
Hermann accusa le coup. Nouvelle insulte. Mais ce n’était pas ça qui le contrariait. C’était ce refus obstiné. Cette perte de temps et d’énergie.
— Cette fille doit mourir, Franck. Le ministre vous l’ordonne. Vous m’entendez ?
— Je vous entends. Mais je refuse de commettre ce crime.
Hermann eut un léger sursaut. Le mot crime, sans doute. Il fit quelques pas, traçant un cercle imaginaire autour de son nouvel ennemi.
— Franck... Réfléchissez, s’il vous plaît. Vous ne pouvez plus reculer. Si vous laissez partir cette fille, vous commettrez une lourde erreur, croyez-moi...
— Vous me menacez ?
— Non... J’essaie simplement de vous faire revenir à la raison. Il s’arrêta de marcher, se planta à nouveau face au commissaire.
— Oubliez vos scrupules à la con !
Il commençait à faiblir. À employer des mots inhabituels. À perdre un peu ses moyens.
— Mes scrupules ? Vous connaissez donc le sens de ce mot, monsieur ? Je pense pourtant que les scrupules ne doivent pas beaucoup vous embarrasser...
— Et vous ? Je vous rappelle que vous avez été l’instigateur de deux assassinats, Franck. Vous en avez vous-même commis un troisième... Vous avez abattu de sang froid une jeune femme.
Douleur dans la poitrine. Clarisse, à genoux devant lui. Ses suppliques qui le poursuivaient dans ses insomnies. Ou dans ses cauchemars.
— Sur vos ordres ! Je l’ai abattue sur vos ordres ! rappela-t-il d’une voix assassine.
— Mes ordres ? Je ne vois pas de quoi vous parlez, monsieur le commissaire...
Franck serra les poings. Malgré la chaleur, les émeraudes étaient glacées.
— Je vous le répète, vous n’avez pas le choix.
— On a toujours le choix, monsieur.
— Non, pas toujours. Ne nous obligez pas à... À nous montrer plus persuasifs, si vous voyez ce que je veux dire...
— Non, je ne vois pas. Précisez votre pensée, monsieur le conseiller.
Il venait de dire monsieur le conseiller comme il aurait craché sale pourriture. Hermann, pourtant, gardait un calme relatif.
— Ne croyez pas que je fais ça de gaîté de cœur. Je vous transmets simplement les ordres du ministre. Et vous devez vous y plier.
Le cerveau de Franck entra dans une série de circonvolutions douloureuses. Il ne lui avait pas avoué ses intentions la semaine dernière parce qu’ils avaient espéré que Marianne ne survivrait pas à ses blessures. Une belle bande de salauds ! Il fallait choisir la bonne option, maintenant. Celle qui pourrait sauver la vie de Marianne, celle de ses hommes. Et la sienne, aussi. Il avait une arme en sa possession, certes. Une de celles dont on ne connaît pas la portée. Une de celles qui peut vous arracher le bras avant d’atteindre sa cible.
Hermann attendait qu’il se prononce. Qu’il accepte ou refuse. Lui aussi cachait sans doute encore une arme. Impossible qu’il n’ait pas prévu d’autres arguments pour le faire céder. Pourtant, il tenta encore la manière douce. La corruption.
— Je vous en prie, Franck... Soyez raisonnable ! N’oubliez pas que nous saurons nous montrer reconnaissants, envers vous-même et vos équipiers...
Le commissaire voulait connaître la dernière carte de son ennemi. La puissance de feu qu’il allait devoir affronter. Car jamais il ne capitulerait. C’était pour le moment sa seule certitude.
— Je ne tuerai pas Marianne, martela-t-il.
Le visage d’Hermann se durcit subitement. Son vrai visage, sans doute. Ils se tenaient face à face, le monde semblait ne plus exister autour d’eux.
— Le ministre et moi avions confiance en vous, Franck. Vous me décevez beaucoup, vous le décevrez beaucoup...
— Je vous renvoie le compliment.
Hermann fit un pas en arrière. Comme s’il prenait son élan.
— Franck... Je me doutais que vous réagiriez ainsi, même si j’espérais que vous seriez plus... comment dire... plus compréhensif. Moins stupide ! C’est vraiment dommage...
— Désolé de vous décevoir, monsieur.
— Étant donné que je prévoyais ce cas de figure, j’ai pris mes dispositions...
Voilà. Franck augurait le pire. Ruiner sa carrière et celle de ses hommes, sans doute. Les radier d’une manière ou d’une autre de la police. En les traînant dans la boue, si possible. Franck attendait, stoïque. Prêt à tout entendre.
Presque.
Hermann sortit quelque chose de sa poche. Une photographie, apparemment. Il la tendit à Franck qui resta sidéré un instant. Puis la panique s’empara de ses entrailles.
— Franck... Vous ne voudriez pas qu’il lui arrive quelque chose, n’est-ce pas ?
Le commissaire l’attrapa par le col de sa veste, l’écrasa contre un arbre.
— Lâchez-moi, pauvre fou !
— Espèce de fumier ! Si jamais tu touches à un seul de ses cheveux, je t’expédie en enfer !
— Calmez-vous ! S’étrangla Hermann. Ça ne sert à... rien... C’est déjà... trop... tard...
Franck accentua la pression.
— Trop tard ? hurla-t-il.
— Elle est... entre nos mains... Lâchez-moi... Sinon...
Franck desserra son étreinte. Il se sentit vaciller. Hermann reprit sa respiration. Il adressa un signe de la main à deux molosses en costard qui se précipitaient vers eux. Du coup, ils restèrent à distance.
— Je suis vraiment désolé d’avoir à... À en arriver là... Mais nous ne pouvons pas nous permettre d’échouer. Gréville doit mourir, c’est clair ?
Franck avait reculé, il s’écroula sur un banc. Complètement abasourdi. Il avait tout imaginé. Tout, sauf l’inimaginable. Hermann revint vers lui, n’approcha pas à moins d’un mètre.
— Où est-elle ? murmura Franck.
— Ne vous inquiétez pas, nous ne lui avons fait aucun mal. Pour l’instant, en tout cas... Mes hommes sont allés la chercher, au moment du déjeuner. Elle est avec eux. Elle est bien traitée, croyez-moi. Et dès que vous aurez terminé la mission, nous vous la rendrons...
— S’il lui arrive quoi que ce soit, je vous tue...
— Si vous obéissez, il ne lui arrivera rien. Conduisez Gréville dans une gare. Abattez-la. Vous aurez les honneurs, Franck... Et…
Il récupéra la photo sur le banc.
— ... elle aura la vie sauve. Que représente pour vous la vie de cette criminelle comparée à celle de votre propre fille ? Dès que vous aurez achevé la mission, vous la retrouverez. Vous n’aurez pas à le regretter, croyez-moi... Plus tard, vous me remercierez.
Franck se releva. Comme un boxeur qu’on croyait mort. Maintenant, il n’avait plus le choix. Il fallait déclarer la guerre totale. À lui de sortir les armes lourdes.
— J’ai fait une copie du film. Et j’ai gardé les lettres.
Un frisson secoua Hermann des orteils jusqu’aux cheveux. Mais il se reprit bien vite.
— Vous bluffez...
— Vraiment ? Je vous parle de cette vidéo où l’on voit clairement Charon et ses amis massacrer une pauvre jeune femme... Soixante minutes d’une cruauté sans nom ! Je vous parle des lettres où Nadine Forestier évoque cette affaire, où l’on apprend que Martinelli veut s’en servir contre Dumaine, le moment venu, à des fins politiques. Pour prendre sa place dans la campagne présidentielle, je suppose... Je vous parle de ces lettres où l’on comprend qu’elle et Aubert ne sont en aucun cas impliqués dans le réseau de pédophilie...
Le conseiller se liquéfiait sur place, Un esquimau fondant sous le soleil de juillet.
— Vous m’avez donné l’ordre d’exécuter trois innocents pour protéger la pire des pourritures, Hermann. Je ne vais pas vous laisser sacrifier une vie de plus ! J’ai tout prévu ; copie du film et du dossier, correspondance de Forestier. J’y ai ajouté une lettre signée de ma main, qui explique tout depuis le début. Comment j’ai aidé Marianne à s’évader, sur les ordres de qui... Et dans quel but. j’ai fait en sorte que tout cela soit bien à l’abri. Et, surtout, que ces preuves soient envoyées aux médias si jamais il m’arrivait quelque chose... Si je disparais, ça vous explose à la gueule. Si vous touchez à Marianne ou à un de mes hommes, ça vous explose à la gueule. Et si vous touchez à ma gosse, ça vous explose aussi à la gueule.
Il s’approcha encore un peu de ce qui restait d’Hermann. La main sur la crosse de son 357.
— Mais si vous la touchez, en plus de balancer le dossier, je m’occupe personnellement de vous... Si je meurs, vous sautez sur une mine. Et le ministre avec vous. Ainsi que le garde des Sceaux... Et ce, quelle que soit ma mort ! Deux balles dans la tête ou les freins de ma voiture qui lâchent... Une crise cardiaque ou l’incendie de mon appart’ ! Si je me suicide en ouvrant le gaz... Ou si je ne donne plus signe de vie pendant un court laps de temps ! Vous voyez, j’ai prévu tous les cas de figure. C’est bien pour ça que vous m’avez choisi, non ? Pour ma prévoyance et mon efficacité, n’est-ce pas, monsieur le conseiller ? !
Une grosse boule déforma la gorge d’Hermann. Franck l’aplatissait un peu plus à chaque mot.
— Vous m’aviez peut-être pris pour un crétin, monsieur le conseiller... Navré de vous décevoir !
— Vous êtes devenu fou, Franck... Complètement fou ! Vous allez tout perdre pour cette... fille !
— Non, j’ai juste ouvert les yeux. Et je vous conseille d’aller voir le ministre de ce pas. Histoire de lui apprendre que son chien de garde est devenu méchant... Marianne va quitter ce pays, vivante. Et je veux Laurine tout de suite. C’est clair ?
— Écoutez... Nous pouvons négocier...
— Négocier ? C’est exactement ce que je viens de faire. La peau de deux ministres contre la mienne et celle des gens qui comptent pour moi... Vous avez une heure pour me rendre ma fille, Hermann. Et priez pour qu’il ne lui soit rien arrivé. Si elle a la moindre égratignure, je vous égorge. Compris ?... Dans cinquante minutes je vous appelle pour vous indiquer où déposer ma gosse.
Franck fit volte-face et s’éloigna rapidement.
Hermann reprenait ses esprits. À son tour de courir un marathon cérébral.
Il téléphona au ministre. Lui exposa la situation en phrases concises. Droit au but. Dumaine était d’une intelligence exceptionnelle. En deux minutes, il trouva la solution. D’une effrayante simplicité. Ils étaient en guerre, désormais. Ils n’avaient plus le choix.
Heureusement pour eux, Hermann avait pris certaines précautions, lui aussi. Comme s’il avait senti le vent tourner. Il composa un autre numéro, distribua les ordres à la façon d’une sulfateuse.
Franck monta dans sa voiture. Tremblant de la tête aux pieds. Tentant de contrôler ses nerfs, il appela Laurent.
— Qu’est-ce t’as ? T’as une drôle de voix...
— Barrez-vous de la maison.
— Pardon ?
— Tirez-vous, tous les trois ! Allez n’importe où... Mais vérifie que vous n’êtes pas suivis.
— Tu me fais peur, là... Dis-moi ce qui se passe ?
— Pas le temps ! Obéis, je t’expliquerai plus tard. Ne rentrez pas tant que je ne vous ai pas rappelés, tu as compris ? Surtout, ne dis rien à Marianne. Simplement que vous allez faire un tour, OK ?
— Ouais, d’accord... Mais putain, explique-moi, Franck !
— Non. Plus tard. J’ai confiance en toi, Laurent.
Il raccrocha. Le visage de sa môme l’obsédait. Et s’ils s’en prennent à elle, maintenant ? Non. Ils n’oseront jamais. J’ai fait ce qu’il fallait pour la sauver. Ou peut-être tout le contraire.
Il passa ses mains sur son visage. Il errait dans un labyrinthe sombre.
Rat de laboratoire entre les mains expertes d’un chercheur sadique.
Il essaya de se concentrer. Le plus important était de récupérer Laurine. Mieux valait ne pas rester immobile pendant une heure. Il ne fallait surtout pas qu’ils mettent la main sur lui. Sinon, tout était fini. Faire le tour de la ville, pendant cinquante minutes. Ou se planquer dans un endroit sûr.
Il lorgna dans son rétroviseur. Rien. Aucune voiture suspecte. Mais le problème se présenterait lorsqu’il irait récupérer sa petite Laurine. Non, il trouverait la solution.
Comme toujours. Pourtant, les questions se bousculaient dans sa tête. Il avait peur. Peur d’avoir choisi le mauvais chemin.
***
Marianne rêvassait devant la fenêtre. Un peu fatiguée, aujourd’hui. Elle repensait à la semaine qu’elle venait de vivre. Quelques jours fantastiques. Elle en avait pris plein les yeux. Avait réalisé tant de rêves, en quelques jours. Franck l’avait conduite où elle avait voulu. D’abord, au lac de St-C., là où les cendres de Daniel avaient été dispersées. Il l’avait laissée seule pendant près d’une heure, respectant ses larmes. Puis ils s’étaient rendus au bord de l’océan. Des années qu’elle ne l’avait pas vu ! Ils y avaient passé une journée inoubliable. Comme deux amants en cavale. Deux amants sages, pourtant. Car Franck se contentait de gestes tendres, fugaces. Jamais plus.
Une semaine féerique, oui. Tant de lumière, de soleil, de ciel, d’oxygène. Une cuite de bonheur.
Franck n’allait pas tarder à revenir. Avec le passeport pour la liberté. Elle aurait dû sourire. Être heureuse d’approcher du but. Pourtant, elle ne souriait pas. Elle ne se sentait toujours pas prête.
Elle avait encore peur. Tellement peur. De tout. De se découvrir un avenir après avoir mis des années à accepter qu’elle n’en avait plus.
Peur d’elle-même comme de son ombre. Non, elle n’était pas prête. Morte de trouille, Marianne.
La nuit, elle pleurait encore. Lorsqu’elle se retrouvait seule et que tristesse et angoisses venaient l’étreindre avec force, tel un amant brutal. Elle ressemblait à ces animaux qui passent trop de temps en captivité au contact de leurs geôliers. Qui, lorsqu’on les relâche, rôdent longtemps autour de l’enclos. Tels des fantômes. À ces animaux qui ne s’adaptent plus jamais à la vie sauvage.
Allez, Marianne, saisis ta chance ! Tu peux y arriver ! Tu peux retrouver ta liberté !
La porte s’ouvrit, elle crut que c’était Franck qui revenait avec les papiers et l’argent.
— Salut, princesse, dit le capitaine. On va se balader...
— On n’attend pas Franck ? S’étonna-t-elle.
— Non... Il va rentrer tard. Allez, habille-toi.
— Je suis un peu crevée...
— Ben, on fera juste un tour en voiture, si tu préfères... J’ai pas envie de moisir ici et je peux pas te laisser seule. Allez, amène-toi !
Elle récupéra ses clopes, ses lunettes de soleil. Philippe patientait déjà sur le perron. Il y avait une drôle de tension dans l’air. Un truc bizarre. Elle grimpa à l’avant de la voiture, ils quittèrent la propriété aussitôt. Elle remarqua bien vite que Laurent gardait les yeux braqués dans son rétroviseur.
— Qu’est-ce qui se passe ? Vous m’avez l’air sacrément nerveux, tous les deux...
— Tu te fais des idées, princesse.
— Non, je crois pas... Vous vous êtes engueulés, c’est ça ? Et pourquoi tu regardes tout le temps derrière ? T’as peur d’être suivi ?
— Non, je t’assure...
Elle cessa de le questionner, pressentant qu’il n’allait pas tarder à s’énerver. Se concentra sur sa dose journalière d’extérieur. La méthode de Franck aurait pu marcher. Sauf qu’elle était toujours en prison, finalement. Prison de luxe, certes. Mais prison tout de même. Maintenant, elle ne craignait plus de sortir avec eux. Mais n’aurait pas osé mettre un pied dehors sans eux. Son espace s’était simplement élargi. La cour de promenade était plus grande. Simplement plus grande. Mais les barbelés étaient toujours là, autour d’elle. Tout comme les barreaux. Ces grilles qu’elle était la seule à voir, sans doute.
Ceux qui sont libérés y arrivent, Marianne... Alors, pourquoi pas toi ? Peut-être parce qu’elle n’était pas sortie par la grande porte. Qu’elle n’était qu’une fuyarde. Qu’elle serait toujours en cavale. Jamais tranquille, même à l’autre bout du monde.
Parce qu’elle n’avait personne à qui se raccrocher, personne qui l’attendait dehors. Parce qu’elle avait été privée de liberté avant même de connaître la vie. Parce qu’elle n’avait pas fini de payer pour ses fautes, qu’elles pesaient encore de tout leur poids en elle. Comme des boulets à ses chevilles, ceux qui entravent les bagnards.
Poursuivie, Marianne. Par une horde de remords. Par une file indienne de corbillards. Elle s’était sentie plus libre dans les bras de Daniel qu’au bord de l’océan. Pourquoi ?
— À quoi tu penses ? interrogea soudain Philippe en s’approchant de l’appuie-tête.
— À la liberté...
— Tu as hâte ?
— Non... Pas vraiment.
Elle jeta un froid dans l’habitacle.
— T’es si bien que ça avec nous ? s’étonna le capitaine.
— J’ai peur de ce qui m’attend...
— Tu sauras très bien te débrouiller ! affirma le lieutenant. Me débrouiller ? Et vivre, alors ?
— Il y a quelque chose en moi qui restera toujours là-bas...
Une question lui martelait la tête. Toujours la même. La liberté existe-t-elle vraiment ? L’humain s’entoure de chimères comme il passerait une armure. Le paradis, l’enfer, le bonheur. La liberté ?
***
Hermann décrocha dès la première sonnerie.
— Ma fille est avec vous ?
— Oui.
— Déposez-la à l’arrêt de bus, avenue de la République, ordonna Franck.
— D’accord. Nous y serons dans environ dix minutes.
— Et n’oubliez pas, Hermann ; s’il lui manque un cheveu, je vous tue.
Franck raccrocha. Il gara sa voiture, serra les mains sur le volant. S’instilla une dose de courage. Puis il enfila sa veste pour cacher son arme. À pied, il se dirigea vers l’avenue de la République, poussa la porte d’un troquet, presque en face de l’arrêt. Il commanda un café. Quelques personnes attendaient le bus. La vie battait son plein, indifférente. Personne ne se doutant que l’existence d’une petite fille était en danger. Personne ne se doutant du drame qui coulait dans les veines de son père. Papa va te sortir de là, ma chérie...
Une berline ralentit sur les bandes jaunes. La portière arrière s’ouvrit, Laurine en descendit. Elle alla sagement s’asseoir sur le banc en plastique, suivant certainement les instructions d’Hermann. Franck ne bougea pas un cil, la voiture grise s’éloigna doucement. Il vérifia qu’elle avait quitté l’avenue, scruta les alentours.
Rien à l’horizon, aucun homme en embuscade.
Il régla son café et quitta discrètement le bar. Puis il récupéra sa voiture, effectua le tour du pâté de maisons. Jeta un dernier coup d’œil. Une fois le bus parti, il prit sa place devant l’arrêt et baissa la vitre côté passager.
— Laurine ! Monte, chérie ! Monte vite !
Le visage de l’enfant s’illumina de bonheur. Elle grimpa, se jeta dans les bras de son père.
— Ma puce... Comment ça va ?
Elle ne lui répondit pas. Elle ne répondait jamais. Mais les mots, il les lisait dans ses yeux, aussi verts que les siens. En beaucoup plus tendres. Il boucla sa ceinture puis se remit très vite en route.
— Ils ne t’ont pas embêtée ?
Un petit signe de tête pour dire non.
— Tu as mangé ?
Elle lui montra un jouet, un truc qu’ils donnent avec les menus enfants, dans les fast-food.
— Ah ! dit-il en souriant. C’était bien ?
Apparemment, oui. Elle avait l’air calme. Ils ne l’avaient pas effrayée. Elle était d’une nature confiante. Elle ne connaissait pas le mal.
— Tu ne retournes pas au centre, aujourd’hui. Je vais t’emmener chez Irène... Tu as quelques jours de vacances, mon bébé ! Il devina un peu d’angoisse.
— Tu l’aimes bien, Irène, non ?
Elle émit une sorte de son censé exprimer la colère.
— C’est juste pour quelques jours, ma puce... Après, je viendrai te chercher... Promis !
Elle se mit à renâcler. Déçue. Ayant sans doute espéré passer quelques jours avec papa. Mais Irène, c’était la personne la plus sûre. Aucun lien avec lui, aucune chance qu’ils la localisent. Il surveillait son rétroviseur à intervalles réguliers. Laurine boudait toujours. Il passa une main dans ses cheveux aussi blonds qu’un champ de blé mûr.
— Allez ! Arrête de faire la tête !
Elle consentit à lui sourire. Le plus beau des cadeaux.
— On va faire les magasins, d’abord. Je vais t’acheter quelques trucs... Quelques affaires. Parce qu’on n’a pas le temps de retourner à l’institut. Tu choisiras ce que tu veux, d’accord ?
Évidemment, elle était d’accord ! Quand papa ouvrait le porte-monnaie pour les cadeaux, elle était toujours d’accord.
Ils quittèrent la ville, empruntèrent l’autoroute pendant quelques kilomètres. Laurine s’était assoupie. Comme souvent en voiture. Franck la regardait à la dérobée. Il avait toujours aimé la voir dormir. Parce que, prisonnière de ses rêves, elle ressemblait à toutes les autres petites filles. Il n’y avait plus tous ces tics nerveux qui venaient torturer son si joli visage. Elle semblait enfin normale. Comme il aurait tant voulu qu’elle soit.
La 307 prit la première sortie, Franck s’arrêta au péage. Plus qu’une vingtaine de kilomètres. Il avait pensé prévenir Irène mais craignait qu’Hermann ne le localise avec son portable. Elle aurait donc la surprise. Laurine dormait toujours. Franck ne pouvait se détendre. Même s’il avait sa gosse à ses côtés. Ça lui avait semblé trop facile. Ils avaient capitulé un peu vite. Il les avait sans doute pris de cours. Mais, ensuite ?
J’aurais dû accepter de sacrifier Marianne. Maintenant, je mets tout le monde en danger. Dont ce que j’ai de plus cher au monde... Pourtant, il n’arrivait pas vraiment à regretter sa décision. Trop tard, de toute façon. Et puis, tuer Marianne... Autant s’enfoncer un couteau dans le cœur.
Soudain, il remarqua le pare-buffle d’un gros 4x4 dans son rétroviseur. Avec deux hommes à l’intérieur. Ne sois pas parano, Franck. Ils ne t’ont pas suivi, comment veux-tu qu’ils te retrouvent ?
Il accéléra un peu, se trouva coincé derrière une imposante BMW. Elle-même ralentie par une Passat.
— Allez, accélérez, merde !
Le 4x4 lui collait au pare-chocs arrière, maintenant. La BM déboîta pour doubler, se mit à hauteur de la Passat. Et toutes deux pilèrent en même temps. Franck écrasa la pédale de frein à son tour. Le nez de la 307 plongea vers le bitume. Laurine s’éveilla dans un cri d’effroi. Fut projetée en avant, brutalement stoppée par la ceinture. Le 4x4 s’était placé en travers de la route, juste derrière.
Franck dégaina son arme, tandis que les hommes surgissaient des trois voitures. Armés, eux aussi. Et tellement plus nombreux.
C’était la fin. Le canon d’un fusil à pompe se colla contre la vitre, à quelques centimètres du visage de Laurine. Franck la prit dans ses bras. Maigre gilet pare-balles.
Ils étaient six. Cagoulés.
Il était seul. Terrifié.
Pas pour lui. Pour Laurine.
Ils l’avaient emmené dans une maison isolée du reste du monde. L’avaient menotté à une chaise.
— Où est ma fille ?
— Ta gueule !
Qu’attendaient-ils pour lui poser la question ? Au bout de dix minutes, Hermann apparut. C’était donc lui qu’ils attendaient. Il avait le visage crispé. Sans doute mal à l’aise d’être mêlé à cette réunion de malfrats cagoulés.
— Franck... Si vous saviez comme je suis désolé d’employer ces méthodes de voyou !
— Vous n’êtes qu’un enfoiré, Hermann ! Vous en prendre à une gosse de dix ans... J’aurais dû vous descendre au square !
— Vous auriez dû m’écouter ! S’emporta le conseiller. Vous voyez où nous en sommes à cause de votre stupide entêtement ?
— Où est ma fille ?
— Juste à côté. J’ai pensé qu’il valait mieux qu’elle ne vous voie pas dans... cette position.
Franck acquiesça en silence. Ils étaient au moins d’accord sur un point.
— Vous vous êtes cru plus malin que moi... Sauf que j’avais prévu un coup tordu de votre part.
— Comment m’avez-vous retrouvé ?
— Pendant que nous discutions dans le square, mes hommes ont posé un mouchard sous votre voiture.
Franck maudissait sa propre négligence. Une faute qui allait peut-être lui coûter la vie.
— Bon, reprit Hermann en allumant une cigarette, les choses sont devenues compliquées. À cause de vous... Mais elles vont s’arranger, j’en suis certain. Je vous propose un marché : vous nous dites où sont le film et les lettres et vous pouvez repartir...
— Repartir ? Vous me prenez pour un con ?
— Non, pas du tout ! Lorsque nous aurons tout récupéré, vous serez libre. Mais, bien sûr, nous garderons votre fille jusqu’à ce que vous ayez terminé votre boulot, Franck...
— Comment voulez-vous que je vous croie, maintenant !
— Vous n’avez pas le choix ! De toute façon, je ne veux qu’une chose : récupérer ces preuves et voir disparaître ce qui nous gêne... Quand ça sera fait, votre gamine ne nous servira plus à rien, nous n’aurons plus aucune raison de la garder. Quant à vous, vous oublierez toute cette regrettable histoire. Vous reprendrez vos fonctions... Vous voyez, c’est très simple, Franck.
— Je ne vous crois pas ! Si je vous file le dossier, vous me tuerez et vous la tuerez aussi !
Hermann se baissa un peu vers lui.
— Vous vous trompez, commissaire. J’ai trop besoin de vous pour terminer le boulot. Pour éliminer ce qui doit être éliminé...
Il ne prononçait pas le nom de Marianne. Les cagoules ne devaient pas être au courant de toute l’histoire.
— Et ensuite ? demanda Franck.
— Ensuite, vous n’aurez plus les moyens de nous menacer. Vous redeviendrez un flic comme un autre... Bien sûr, après votre petit coup d’éclat, je pense que les remerciements du ministre se feront un peu attendre... Mais vous l’avez bien cherché.
— Allez-vous faire foutre !
Hermann soupira.
— Franck... Dites-moi où est ce dossier. Ne m’obligez pas à faire quelque chose de particulièrement regrettable...
La peur transfigura le visage du commissaire. Hermann enfonça le clou.
— J’espère que nous n’aurons pas à en arriver là... Mais si vous refusez de parler, nous serons contraints de nous en prendre à votre gosse. Et là, vous parlerez. Parce que vous ne pourrez pas supporter ça.
Un des hommes ouvrit une porte, revint avec Laurine. Elle voulut courir vers son père mais le monstre sans visage l’emprisonna dans ses bras. Elle semblait tellement effrayée. Le cœur de Franck se brisa.
— Combien de temps résisterez-vous commissaire ? Car même si elle ne peut pas parler, je suis sûr qu’elle doit pouvoir crier...
Il eut envie de se jeter sur lui, de lui briser le crâne. Mais ne put que sourire à sa fille. Pour la rassurer un peu. Ils ne bluffaient pas. Franck les savait prêts à tout pour arriver à leurs fins. À tout. Même à torturer une fillette.
— Alors, commissaire ?
— Emmenez-la à côté, s’il vous plaît...
Laurine repartit avec un des hommes. Franck se mit à table immédiatement.
— Le dossier est chez un notaire... Maître Paul Lescure. Rue Poincarré, à H. Il ne sait pas ce qu’il y a dans le dossier. Il n’est au courant de rien. Vous... Vous n’êtes pas obligés de le tuer.
— Encore faut-il qu’il consente à nous remettre les pièces !
— Je peux l’appeler, si vous voulez...
— Bonne idée ! Détachez-le.
Les sbires lui enlevèrent les menottes, lui donnèrent son portable.
— Avec le haut-parleur, je vous prie.
Lescure décrocha rapidement.
— C’est moi, Franck...
— Comment ça va, mon vieux ?
— Bien, bien... Dis-moi... Je vais envoyer quelqu’un récupérer le dossier que je t’ai confié.
— Vraiment ? Tu es sûr que ça va, Franck ?
— Très bien, je t’assure.
— Alors pourquoi tu ne viens pas le chercher toi-même ?
— Eh bien... Je ne peux pas aujourd’hui. Mais j’en ai besoin avant ce soir...
— Bon... Et qui dois-je attendre ?
— Un de mes hommes. Il portera un mot signé de ma main. D’ici une heure, environ...
— OK, je ne bouge pas de l’étude, de toute façon... Que ton ami me demande directement, de ta part. La secrétaire n’est pas au courant, tu comprends...
— Bien sûr... Je te remercie, Paul. À bientôt.
Il raccrocha et Hermann lui tendit une petite carte. Il y griffonna quelques mots.
Le conseiller semblait ravi. Il confia l’ordre de mission à l’un de ses hommes. Franck ferma les yeux.
— Et maintenant ?
— Maintenant, on attend que mon collaborateur revienne avec le dossier. Je vérifie qu’il s’agit des bonnes pièces et vous pouvez rejoindre votre équipe.
— Et ma fille ?
— Nous allons la mettre en lieu sûr... Jusqu’à ce que vous honoriez votre contrat. Lorsque la menace sera éteinte, nous vous la rendrons. Ne vous inquiétez pas, nous la traiterons avec tous les égards du monde... Nous ne sommes pas des monstres !
***
— Pourquoi on rentre pas ? S’étonna Marianne.
— On attend un coup de fil, expliqua le capitaine.
Il avait garé la Laguna dans un renfoncement, à cent cinquante mètres de l’entrée de la propriété.
— Je savais qu’il se passait un truc pas normal ! s’écria Marianne. C’est Franck, c’est ça ? Il lui est arrivé quelque chose ?
— Du calme, princesse. Je ne sais même pas où il est. T’inquiète !
Elle baissa la vitre, alluma une cigarette.
— Tu veux que j’aille voir s’il y a quelqu’un dans la maison ? proposa-t-elle soudain.
Laurent lui retourna un sourire un peu moqueur.
— Tu crois que j’ai besoin de toi pour ça ?
— Je serais bien plus efficace que toi ! Je suis plus agile... Plus discrète, aussi ! Toi, on t’entend arriver à des kilomètres ! On dirait un troupeau de buffles quand tu descends l’escalier...
Philippe se mit à rire malgré l’angoisse.
— Écoutez-la, celle-la ! rétorqua Laurent. Tu veux entrer dans la police, peut-être ? Prendre ma place !
— Plutôt mourir que d’entrer chez les poulets.
— Ça tombe bien, vu l’épaisseur de ton casier !
— Franck ! s’écria-t-elle.
Elle venait de repérer la 307 qui arrivait juste en face.
— Fonce ! ordonna Philippe.
— Il ne m’a pas appelé... Vaut peut-être mieux qu’on...
— On s’en fout, vas-y ! Renchérit Marianne.
Ils entrèrent alors que le portail commençait à se refermer. Ils trouvèrent Franck dans le salon, effondré sur une chaise.
— Ça va ? S’inquiéta Laurent.
Rien qu’à voir son visage, ils devinèrent la réponse. On aurait dit qu’il avait pleuré. Qu’il n’était pas ravi de les voir.
— Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Philippe.
Franck ne trouvait pas les mots. Il avait songé à cette confrontation pendant tout le trajet. Avec ce qui lui restait de forces. Il avait décidé de mentir à Marianne. De ne pas lui révéler quel sort l’attendait. C’était tellement inutile, tellement cruel. Mais il avait pensé avoir le temps. Rentrer en premier, réfléchir calmement et les appeler pour qu’ils rentrent à leur tour alors que son mensonge était prêt. Là, un peu pris de court, il n’avait pas eu le temps d’échafauder son scénario.
— C’est rien, dit-il.
Merdique, comme réponse !
— Rien ? s’exclama Laurent. Tu te fous de moi ? T’as vu ta gueule ?
Putain, Franck ! Trouve une explication bidon, n’importe quoi. Et vite !
— Ils... Ils ont un problème avec l’argent... Ils sont en retard. Il évitait de regarder Marianne. Tandis qu’elle le dévisageait sans relâche. Et soudain, elle fut frappée par l’évidence.
— Ils t’ont demandé de me tuer, c’est ça ? murmura-t-elle. Le cœur de Franck s’affola,
— Non ! Bien sûr que non !
Il y avait mis toutes ses forces, pourtant.
— Si ! dit-elle d’une voix tremblante. C’est ça... Ils t’ont demandé de me tuer... Regarde-moi !
— Marianne, arrête...
— Regarde-moi ! Rugit-elle.
Les émeraudes se plièrent aux ordres. Elle y lut tant de souffrance qu’elle vacilla.
— Inutile de me mentir, Franck. Ils t’ont demandé de me tuer. Je le sais.
— Marianne, je... Je te jure que... que je vais trouver une solution...
— Les enfoirés ! Vociféra Laurent
— Que s’est-il passé, exactement ? demanda Philippe. Il avait envie de tout leur raconter. Mais alors, Marianne perdrait tout espoir.
— Ils ont peur qu’elle se fasse arrêter, même plus tard... Et qu’elle aille tout raconter.
— Et toi, comment t’as réagi ?
— J’ai refusé, bien sûr...
Marianne leur tournait le dos, appuyée à la fenêtre. Sa vue commençait à se brouiller. Même si ce j’ai refusé, bien sûr, lui avait filé un drôle de pincement au ventre.
— Et alors ? Il t’a menacé ? poursuivit Philippe.
— Oui, avoua Franck. Mais je tiendrai bon...
Marianne fit volte-face.
— Ils t’ont menacé de quoi ? demanda-t-elle sèchement.
— De ruiner ma carrière. Mais ce n’est pas grave... Je..., je...
Il avait tant de mal. Et Marianne semblait lire à l’intérieur de lui, c’était intolérable.
— On va trouver une solution, ajouta-t-il. Je voudrais que tu nous laisses, Marianne... Que tu remontes dans ta chambre.
— T’es en train de parler de ma mort et tu veux que je remonte dans ma chambre, comme si j’étais une gamine ? Tu comptes te débarrasser de moi aussi facilement ? !
Elle avait les poings serrés. Les lèvres tremblantes. Le souffle court.
— Marianne, je t’assure que ça n’arrivera pas...
Il fit quelques pas. Elle fonça droit sur lui, l’empoigna par les épaules.
— Arrête de mentir ! Ils t’ont menacé de bien pire que ça ! T’es mort de trouille, Franck ! J’ai toujours su voir la peur sur le visage des gens...
Il la repoussa, un peu brutalement. Essaya de s’éloigner. Mais elle refusait de le laisser réfléchir. De lui laisser le temps de fabriquer un joli mensonge.
— Tu vas me dire la vérité, Franck ! C’est de ma vie qu’il s’agit, putain ! J’ai le droit de savoir !
Elle l’agrippa à nouveau.
— Tu vas me tuer, Franck ?
Il tenta d’articuler un non qui resta coincé au fond de sa gorge.
— Tu vas me tuer ? répéta-t-elle. Ils ont trouvé une solution pour t’y obliger, pas vrai ?
— Mais non ! prétendit-il enfin.
Elle le secoua violemment.
— Arrête de me mentir !
Cette fois, il l’envoya valdinguer contre le mur. Trouva appui sur le rebord de la fenêtre. Elle continua à le harceler, de loin. Avec des sanglots dans la voix.
— Et tu comptes me tuer quand ? Ce soir ? Demain ?...
Quand est-ce que je vais mourir ? Combien d’heures il me reste ? Combien de temps, Franck ?
Philippe se leva à son tour, un peu sonné.
— Franck... Dis-moi qu’on ne va pas faire ça...
Brusquement, ils devinèrent qu’il pleurait. Marianne comprit alors que tout était fini. Elle se laissa choir sur le canapé, ses jambes lui faisant soudain défaut.
— Ça sert à rien de me mentir, reprit-elle d’une voix faible. Ça m’effraie encore plus, tu sais... Je voudrais au moins que tu sois honnête avec moi... Que tu aies le courage de me dire ce qui m’attend.
Franck la regarda avec désespoir. Elle avait raison. Il lui devait au moins ça.
— Ils nous ont trompés depuis le début. Ils n’ont jamais eu l’intention de te rendre ta liberté... Et nous avons tué... trois innocents.
Philippe et Laurent encaissaient, coup après coup. Marianne semblait déjà morte. Franck continua de les assassiner. Il raconta. Les lettres, le film. Pourquoi ils exigeaient de voir mourir Marianne. Et comment.
Philippe fut obligé de se rasseoir. Pour ne pas tomber de trop haut. Laurent s’était figé dans une raideur stupéfiante. Franck leur redonna espoir un court instant, en évoquant les copies. Copies qu’il avait été contraint de rendre. Il parla enfin de Laurine, se remit à pleurer. Ils l’auraient torturée si...
— Maintenant, ils ont toutes les preuves... Et...
— Et ils ont gardée Laurine, c’est ça ? murmura Laurent.
— Ils la garderont tant que... tant que...
Inutile de préciser. Ils avaient tous compris. Franck sortit la photo de sa poche. Comme pour leur prouver qu’il ne mentait pas. Qu’il n’avait pas eu le choix. Marianne mit un moment à reprendre ses esprits. Elle observait son futur bourreau, en train de pleurer. Remarqua alors qu’il portait son arme.
Lui piquer, m’enfuir. Partir, maintenant. Fuir la mort. Elle s’approcha de lui.
— C’est qui, Laurine ? demanda-t-elle d’une voix glaciale. Il n’eut pas la force de répondre. Laurent le fit à sa place.
— C’est sa fille.
Elle s’empara du cliché. Une gamine blonde aux yeux verts. Quelque chose clochait dans son visage... Puis Marianne déchira la photo avec rage avant de l’éparpiller en confettis sur le sol.
Elle s’était réfugiée dans sa chambre, au premier. Sur son lit. Elle laissait couler ses larmes. Seule.
Aucun des hommes n’était monté la réconforter. Personne n’osait l’affronter, sans doute. Ils n’étaient même pas venus fermer la porte à clef. Trahie. Condamnée. Dans le couloir de la mort. Au pied de l’échafaud.
Elle essayait de détester Franck. Pas si évident que ça. Lui qui souffrait autant qu’elle. À qui on avait arraché un morceau de chair. Qui s’était battu jusqu’au bout pour la sauver.
Elle ne connaissait pas le visage de ses jurés, cette fois. Imaginait juste des hommes en costard-cravate. Sans cœur. Sans âme. Des monstres, bien pires qu’elle. Qui voulaient sa mort pour remonter dans les sondages, pour combler le peuple. Des résultats.
Ces monstres, qui s’attaquaient à une enfant pour obliger son père à assassiner.
Mais moi, je ne vais pas me laisser faire ! Debout, Marianne ! Qu’est-ce que j’en ai à foutre, de sa fille ? Je ne veux pas mourir ! Je n’ai que vingt et un ans... Vingt et un ans...
Franck, c’est un ennemi. Un ennemi et rien d’autre ! Il a menacé Daniel, il s’en est pris à un innocent pour me forcer à tuer. Je vais trouver le moyen de m’échapper et le laisser dans sa merde ! Je vais pas mourir pour une gamine ! Une attardée en plus...
Elle pleura longtemps, jusqu’à ce que le soleil s’abîme à l’horizon. Elle nageait à contre-courant, luttait contre une force invisible. Elle cherchait un rocher, ou même un simple morceau de bois pour s’agripper. Pour éviter les rapides qui l’entraînaient vers la chute.
Puis, après des heures de lutte, elle s’échoua enfin sur une rive accueillante, loin des tumultes. Elle sécha ses larmes. Fin de la quête qui durait depuis trop d’années.
Elle venait de trouver ce qu’elle cherchait depuis si longtemps. Depuis toujours, peut-être. Et qui se cachait à l’endroit le plus accessible. Là, au fond d’elle-même.
Elle venait de comprendre. De trouver. La véritable Marianne.
Un étage plus bas, tout était silencieux. Laurent avait bien essayé de dénicher des solutions, mais à chaque fois, il était tombé dans une impasse. Il avait même suggéré d’enlever les gosses du conseiller ou du ministre, de procéder à un échange. Sauf qu’Hermann n’avait ni femme ni enfant. Et que Dumaine était gardé par une armée de flics surentraînés. Il n’avait pas trouvé la solution, finalement.
Tout simplement parce qu’il n’y en avait pas. Ou plutôt, il n’y en avait qu’une.
Marianne ou Laurine.
La question ne se posait même pas. Le choix, déjà fait.
Il avait pesté, ragé, insulté. Puis finalement, il s’était tu. Terrassé par l’évidence.
Tuer Marianne, ce n’était pas pire que tuer Clarisse. Sauf que maintenant, ils savaient qu’ils avaient été bernés, qu’ils avaient massacré des innocents. Sauf que maintenant, ils savaient vraiment pour qui ils travaillaient. Sauf que c’était Marianne. Et que Marianne, ce n’était pas une inconnue.
Marianne, ils l’aimaient. Ils ne l’avaient jamais autant aimée qu’en cet instant.
— C’est moi qui la tuerai, murmura soudain Franck. Je ne vous obligerai pas à...
— Je serai avec toi, assura Laurent.
— Mais... Comment je vais pouvoir l’emmener à la gare et... lui tirer dessus... J’y arriverai jamais...
Il ne parvenait même plus à pleurer.
Ils tournèrent brusquement la tête. Marianne était là. Elle avait dû entendre ses dernières paroles, sans doute. Elle s’avança un peu. Ils la regardaient, surpris. Son visage était si calme. On aurait dit un ange.
Un ange qui serrait la mort dans sa main gauche. Philippe n’eut pas le temps d’avoir peur. La lame se bloqua sous son menton. Un couteau de cuisine qui lui parut énorme. Elle dévisagea Laurent.
— Je t’avais dit qu’on ne m’entend jamais arriver...
Philippe avait un bras tordu dans le dos, une froideur mortelle sur la carotide.
— File-moi ton arme ! ordonna Marianne.
— Non, répondit Franck.
Elle appuya un peu, le sang commença à couler, le jeune lieutenant poussa un cri d’effroi.
— Tu veux un mort de plus ? Je ne me laisserai pas emmener à l’abattoir comme un animal, Franck... Envoie ton flingue. Ou je l’égorge. C’est ça que tu veux ?
Il la dévisageait. Tant de détermination dans sa voix, comme dans ses yeux.
— Le flingue, Franck !
— Marianne... Je peux pas... Je ne peux pas te laisser partir !
— Si tu es aussi bon que tu le prétends, tu me retrouveras. Peut-être... Tu auras ta chance, j’aurai la mienne.
Elle enfonça encore un peu la lame, Philippe manqua de s’évanouir dans ses bras. Il suppliait son chef du regard. Le col de son polo était déjà écarlate.
Franck prit l’arme dans son holster, la posa doucement sur le sol. De son pied, il la fit glisser jusqu’à Marianne. Elle poussa Philippe en avant, ramassa le revolver. En priant pour qu’il soit chargé. Mais vu qu’aucun d’eux ne bronchait, elle jugea que c’était le cas.
— OK, maintenant, les clefs de la bagnole...
Laurent les récupéra dans sa poche et les lui lança. Philippe comprimait la plaie pour éviter de mourir.
— Le fric, maintenant ! Celui du proc’... Je l’ai bien gagné, non ?
— Il est dans ma chambre.
— Ligote tes copains, d’abord. Ensuite, on ira le chercher tous les deux.
Le commissaire récupéra deux paires de menottes dans l’entrée. Marianne s’était placée dans un angle de la pièce pour surveiller les gestes de chacun. Pour les tenir en respect.
— Au radiateur, précisa-t-elle. Méthode de flic !
Philippe et Laurent furent attachés à chaque extrémité du chauffage en fonte. Le lieutenant eut le droit de garder une main libre pour continuer à faire pression sur la blessure.
— Allez, on y va. Passe devant, je te suis...
Franck monta l’escalier avec le canon du revolver braqué entre ses omoplates. Il ouvrit l’armoire, en sortit un sac plastique dont il vida le contenu sur le lit.
— Y a trois mille euros, dit-il.
— je veux le Glock aussi...
Il composa la combinaison du coffre.
— Recule.
Il ne bougea pas.
— Déconne pas Franck ! Si t’es mort, tu pourras plus rien pour ta gosse.
Il consentit quelques pas en arrière. Elle récupéra le pistolet, vérifia qu’il était chargé et le fourra dans le sac avec les billets. Elle lui adressa un signe, il la précéda dans l’escalier. Constata qu’elle avait déjà préparé son sac de sport, posé dans l’entrée. Ils n’avaient rien vu, rien entendu.
Il rejoignit ses amis dans le salon. Marianne le fixait étrangement.
— T’as peur, pas vrai, Franck ? Je pourrais te tuer, là. Vous tuer tous les trois... Maintenant que j’ai le flingue, le fric, les clefs de la bagnole. Maintenant que je sais quel sort m’attend...
Il serra les mâchoires. Regretta soudain d’avoir mis Laurine en péril pour cette fille. Mais que pouvait-elle faire d’autre, à part essayer de sauver sa peau ? À sa place, il aurait agi pareillement. Sauf qu’il aurait déjà tiré, sans doute.
— Donne-moi une autre paire de menottes. Et assieds-toi près du billard.
Il ne tentait rien. Se montrait incroyablement docile. Vrai qu’une fois mort, il ne pourrait plus sauver Laurine.
Elle passa derrière lui, menotta ses poignets. Elle lança les clefs au milieu de la table de salle à manger, avec les autres.
— Vous ferez le tri... Si vous arrivez un jour à vous détacher. Moi, je dois y aller, maintenant...
Elle s’approcha à nouveau du commissaire. Posa son 357 sur le tapis vert du billard.
— Vaut mieux pas qu’ils trouvent ton arme sur moi, Franck... Si jamais je me fais serrer, tu serais dans la merde, pas vrai ? Remarque, t’es déjà dans la merde, jusqu’au cou...
Elle rangea le Glock à sa ceinture. S’accroupit devant lui.
— Laisse-moi un temps d’avance. Et puis pars en chasse... Il écarquilla les yeux.
— Si tu me retrouves à temps et si tu tires le premier, tu sauveras ta fille.
Elle l’embrassa, il ferma les yeux.
— Un bon conseil : une chasse à l’affût, c’est souvent plus efficace qu’une longue poursuite... Bonne chance, Franck.